Enfouir sans effacer.
Se forcer à garder ses images mentales.
Ne pas les rejeter.
Se prendre des coups de fouet
sans savoir quand et où.
Souffrir en silence.
Comprendre que c'est une douleur
solitaire et vicieuse.
Les mots me manquent.
Les mots ne peuvent rien.
La douleur me donne mal
au ventre, me broie les os
et ne me quitte pas.
Elle est attachée à moi comme
une ventouse qui se déplace
lentement. Un serpent vicieux,
habile et sans morale.
Avoir le corps qui tremble dans
son impuissance de vie.
Il faut éviter la nuit.
Le temps est trop long. Trop lent.
Ruser pour aller plus vite que lui.
L’anéantir. Tenter d'être heureux pour Suzanne.
Un combat contre soi. Nulle part où aller.
Refuser la fuite. Accepter le mouvement
et tenter d'hypnotiser l'immobilité.
Il n'y a plus d'objectif et c'est tant mieux.
La douleur a pris le dessus
et je n'ai pas de mots pour décrire
cette emprise sur le corps.
Cette douleur a pris le pouvoir, cyniquement.
Elle se déploie. Je la hais.
Elle est là, sur moi, en moi.
Comme un deuxième corps invisible
mais palpable qui s'accroche et me dévore.
Il faudra peut être l’accepter d’abord,
l’apprivoiser ensuite, la caresser enfin
pour qu’elle trouve son arrogante stabilité,
ses points d’appui et un jour, dans un moment
d’oubli, elle lâchera prise et tombera
maladivement et maladroitement
sur le sol boueux. Il suffira ensuite de la broyer,
à coups de pelle ou de pierres aiguisées.
Tuer la douleur. J'attends ce moment
avec tant d’impatience.
Rire pour Suzanne.
Car je suis encore capable de rire.
Rire fort pour que tu m’entendes.
Le rire me sauvera. Manger pour elle.
Se baffrer pour elle. Jouir pour elle.
Demain n’est pas un autre jour
mais une autre vie. Pas à pas.
Ne faire confiance à personne,
ni à soi même, ni au temps.
Rester digne. Redresser ce corps
à moitié mort. Mort dans la vie.
Ne pas cacher sa tristesse.
À quoi bon ? Par politesse.
La politesse m’a quitté aussi.
Prendre le risque et assumer
d’étaler par des images et des mots
mon état de souffrance infâme,
l’exposer au yeux de mon petit monde.
Je ne cherche pas la pitié ou la compassion.
Je cherche juste une issue valable.
Il n’y a pas de mauvais chemins.
Personne ne pourra m’aider.
Je suis mes femmes, d’un pas blessé,
sur ce chemin solitaire et pentu.
Je dois protéger mes deux déesses,
c’est le rôle du père paraît-il.
J’essaie donc de tenir ce rôle imposé.
Je n'y arrive pas. J'y arriverai bientôt. Je le jure.
J'assume cette impuissance.
Etre vif, sans se blesser.
Le temps est lent mais court vite.
Je rêve d'être avec toi, Suzanne.
Je ne veux pas te rejoindre.
J'ai trop peur de ne jamais te retrouver
dans ce chaos abject.
Mais je rêve de trouver cette dignité promise,
d’atteindre l'honneur que je te dois.
Tu m'as tout appris sur la vie. 7 ans.
7 ans de vie immortelle.
Attends encore un peu ma Suzanne.
Je vais te retrouver. Mais pour cela je dois
encore combattre. Cette vague va passer
et se taire à jamais. Rester en mouvement
ou ne plus bouger.
Vie cabossée, vie condensée.
Alors je m'arrête. Et je ne vois toujours rien.
Tu ne reviendras plus. Mais tu seras bientôt
dans ma carcasse, mes yeux, mon ventre.
Tu auras remplacé ce corps étranger
de la douleur. Il faut attendre dans l'ombre
ou la lumière. Il me faut donc courir vite,
mais au rythme de la vie, pour rattraper
ce vide qui nous sépare et avancer
vers je ne sais quelle contrée magnifique
et sombre. Mais ne rien attendre surtout,
juste courir et rire à s'en étouffer.
Faire crier ce corps lourd pour qu’il
exulte humblement et qu'il détruise
la ventouse qui m'étrangle
un peu plus chaque jour.
Marseille, France,
Automne 2015.